C'est les guerres !

Publié le par Fenicottero

Atelier d'écriture : " Raconter une petite histoire réelle ou fictive de l’ordre du privé en la situant dans la Grande Histoire".

 

 

 

Il court de toutes ses forces dans la forêt, sautant par dessus les buissons, dérapant et saisissant les branches qui lui fouettent le visage pour rectifier sa trajectoire. Il faut qu’il rejoigne l’abri avant que les chiens enragés qui le suivent ne lui mettent la main dessus, avant qu’il n’ait à mourir là, sous les balles d’un ennemi toujours plus proche, toujours plus menaçant.

 

Quand enfin le terrain redevient plat, il reprend espoir, et même si la peur ronge le pain au chocolat qu’il a dans le ventre, il sait qu’il pourra peut être atteindre la base, là-bas, tout en bas de la colline. Une fois arrivé sur place, il pourra s’abriter, et ses camarades abattront les salauds qui veulent lui faire la peau. D’un saut de cabri, il évite l’un des nombreux pièges qui minent la forêt qu’il connaît par cœur. Plus que trois cents mètres et ses camarades le verront, armeront leurs fusils, et coucheront les assaillants d’une salve de balles aussi précises que mortelles.

 

Soudain, un cri déchire l’immense forêt de chênes, de noisetiers et de charmes. L’ennemi est bien plus proche qu’il ne le croyait, et il comprend soudain qu’il ne pourra pas atteindre le campement, qu’il ne pourra pas appeler à l’aide, et que personne ne le sauvera. Il est en train de guider les Allemands vers les autres, il est en train de jeter la gueule du loup sur ses frères et sœurs de lutte, sur ceux avec qui il se bat depuis tant d’années, unis dans la misère, dans la boue, le sang et la soif de liberté.

 

Alors, avec l’habilité d’Aragorn fils d’Aratorn et le courage de Che Guevara sous les balles de la CIA, il dévie sa trajectoire, traçant de ses pas une courbe dans l’épais sol de feuilles mortes. Peut être qu’on le torturera, peut être qu’on fera durer son agonie pendant de longues semaines, et qu’il connaitra l’horreur des camps de concentration dans l’hiver polonais. Certainement qu’on essaiera de lui faire révéler les positions secrètes de la Résistance, qu’on voudra lui faire avouer qu’il a dérobé les plans du V2, et certainement qu’il mourra d’épuisement aux pieds des bottes sanglantes de la Gestapos et des plus hauts gradés de la SS. Mais alors qu’il remonte de toutes ses forces ce qui sera sa dernière colline avant la douleur et la mort, il sait que ni Pétain, ni Napoléon Bonaparte, ni Adolf Hitler ou ni même Jean-Marie Lepen ne le feront parler. Il mourra en ricanant, emportant son secret avec lui dans la tombe.

 

Il s’est arrêté derrière un arbre, le fusil solidement placé contre son épaule. Il sait que d’une seconde à l’autre, ils vont arriver, et qu’il lui faudra essayer d’en abattre le plus possible avant d’être capturé, à moins qu’il n’ait la chance et l’honneur de mourir ici, dans cette forêt qui sent bon l’humus, la guerre et la vache charolaise.

 

«  Pan-Pan ! T’as perdu, t’as perdu ! T’es trop mort, mais alors t’es trop méga mort ! ». L’enfant se retourne, lentement, en jetant son bout de bois-fusil au sol d’un geste digne. Il laisse échapper un «  putain j’aurais trop pu gagner ».

 

Les deux cousins sont bientôt rejoints par trois autres enfants, recouverts de boue et de transpiration. C’est la fin de la partie, et puis de toute façon c’est bientôt l’heure de rentrer, avant qu’ils ne se fassent engueuler par l’Assemblée des Oncles et Tantes.

 

Parce que même si cette après-midi les nazis ont gagné une terrible victoire sur les Résistants, rendant à chaque instant le sort de la Liberté et de l’Extrême Gauche plus incertain, il faut quand même aller prendre un bain avant de mettre le couvert. Et puis la nuit va tomber, et personne ne veut se retrouver dans la forêt la nuit. Personne n’a peur, mais personne ne veut, parce que bon, enfin bref.

 

Les cinq cousins-cousines enjambent les barbelés pour traverser le champ qui les sépare de la maison. A une centaine de mètres, des vaches les observent d’un air mauvais, comprenant enfin quelle était la source des hurlements qui ont perturbé leur digestion. Les enfants enjambent à nouveau des barbelés –  en faisant bien gaffe à ne pas déchirer leurs pantalons ni abimer les poteaux – et alors qu’ils vont traverser la maigre route de goudron qui les sépare encore de la maison, un bruit terrible monte dans les airs jusqu’à recouvrir tout, jusqu’à faire trembler les arbres immobiles, vibrer le sol et les fenêtres, rendre muet les oiseaux, les poules, les chats, les vaches et les cinq gamins.

 

Les enfants lèvent les yeux, pour observer les trois énormes hélicoptères de l’armée française qui survolent le Brionnais en détruisant par leur simple présence ce coin de paradis. Une cousine, pâle de rage, saisit un caillou et le jette de toutes ses forces vers le ciel. Dans la tête des gamins, elle en atteint un, et il s’écrase dans la forêt. Parce qu’ils le savent tous, même si c’est elle qui le hurle, en couvrant de sa voix puissante le bruit des hélices : «  C’est à cause de ces connards que mon frère il doit partir au Kosovo ! ».

 

Le Kosovo, c’est la vraie guerre, qui vient de commencer, celle où on veut pas aller, et où les oncles et tantes croisent les doigts pour que le grand cousin de parte pas. Même si lui, ça a toujours été le plus fort pour jouer à la guerre.  

C'est les guerres !

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F
Bien camarade, continue, merci pour ton texte! Et attention à l'indigestion de pains au chocolat. François
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